samedi 19 février 2011

Démocratie et contre-démocratie

Les récentes révolutions en Tunisie et en Égypte montrent au moins trois choses. Premièrement, que les peuples tunisien et égyptien ne sont pas les arriérés ou les barbares, juste bons à subir le joug d’un dictateur, que se plaisaient à décrire certains auteurs, souvent très à droite (mais pas toujours) ; ils sont exigeants en matière de liberté et de démocratie. Deuxièmement, et c’est très important, que la démocratie est un processus endogène, le résultat d’une volonté populaire, et non un « produit d’import-export », et que ce n’est pas l’intervention étrangère qui amène la démocratie, mais bien plutôt le désir d’un peuple de vivre dans la liberté (et je souhaite aux Tunisiens comme aux Égyptiens de réussir dans cette voie) : en quelques semaines, les Tunisiens ont réussi à mettre en route un processus que les Américains peinent à faire survivre en Irak ou en Afghanistan. Troisièmement, que l’établissement d’une démocratie passe par la formation de ce que Pierre Rosanvallon nomme « contre-démocratie » (La contre-démocratie, Seuil, Paris, 2006).


La « démocratie » des oligarques

C’est cette « contre-démocratie » qui m’intéresse ici. Nous avons l’habitude de classer les régimes politiques dans des catégories assez pratiques, mais pas toujours très pertinentes : démocratie, dictature, tyrannie, république, monarchie, catégories qui s’entremêlent de temps à autre. Mais une catégorie attire en particulier notre attention : l’oligarchie. C’est une catégorie un peu bâtarde : la France d’aujourd’hui est, techniquement, une démocratie, et pourtant diverses « affaires » montrent que nos gouvernants se permettent volontiers certains écarts et n’hésitent guère à s’acoquiner avec les milieux d’affaires (c’est le cas de le dire). Du Fouquet’s au Club du Siècle en passant par les relations troubles qui unissent les « barons des médias », les hommes d’affaire et le monde politique, c’est à se demander qui gouverne réellement, et pour qui. Denis Olivennes, passé par le Nouvel Observateur et par la Fnac, est aussi l’auteur d’un rapport retentissant (et généreusement tartiné de contre-vérités) dont l’objet était de promouvoir la loi « Hadopi » ; Alain Minc, incompétent notoire et ancien directeur du Monde, se pique aujourd’hui de conseiller Nicolas Sarkozy ; Serge Dassault, quant à lui, est tout à la fois sénateur, fabriquant de canons, magnat de la presse et promoteur des « idées saines ».

Ce bref aperçu de l’oligarchie à la française n’est guère encourageant. Nous ne vivons pas sous le joug d’un tyran (tant mieux pour nous), mais entre le « président des riches » dépeint par Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon (Le Président des riches, La Découverte, Paris, 2010) et les liens troubles qui relient Éric Woerth, Liliane Bettencourt, et Patrick de Maistre, il y a matière à douter de l’honnêteté de nos gouvernants, et de leur volonté de rendre service au peuple. Appelons cela la « démocratie des oligarques », puisque sur la forme, la France demeure une démocratie, mais qu’en pratique, une petite oligarchie ne se gêne guère pour gouverner à son propre avantage.


L’émergence de la « contre-démocratie »

Revenons à ce qui m’intéresse, cette « contre-démocratie » qui est l’objet véritable de ce billet. Il ne s’agit pas d’une position de rejet de la démocratie, mais, ainsi que la décrit Pierre Rosanvallon, de la formation de « remparts » destinés à protéger la démocratie contre les abus des hommes (et des femmes) de pouvoir. C’est un fait qui a été observé très tôt, que la détention d’un pouvoir politique ou économique poussait les hommes à en abuser, et que la démocratie était menacée par ceux-là même qui sont censés en être les plus éminents représentants, au point de se corrompre et de n’être plus le gouvernement du peuple souverain, mais le gouvernement d’oligarques élus.

De fait, la seule tenue d’élections libres ne suffit pas à qualifier une démocratie. La plupart des théoriciens de la démocratie s’accordent, par-delà leurs divergences, sur un point : il ne suffit pas de tenir de temps à autre des élections pour faire une démocratie. La séparation des pouvoirs fait partie de la définition du « cœur » de la démocratie, mais là encore cela ne suffit pas, puisque l’on voit apparaître une certaine « consanguinité » entre ces pouvoirs pourtant séparés.

Ce qui donne sa force à la démocratie, c’est en fait l’émergence de la « contre-démocratie », en particulier d’une presse libre, susceptible de rendre publics les méfaits des gouvernants (Le Canard enchaîné par exemple), mais aussi de tout un monde associatif et/ou militant qui interpelle les gouvernants, pointe leurs erreurs, leurs abus, défend des idées différentes, lutte, qui pour la justice sociale, qui contre le racisme, qui contre le sexisme, qui contre l’homophobie (et souvent plusieurs en même temps). C’est aussi la formation de whistle blowers, de « lanceurs d’alertes », qui jettent une lumière crue sur les agissements les moins avouables des gouvernants (ou des banques et des milieux d’affaires en général), ainsi que le fait par exemple WikiLeaks, et incitent les citoyens à leur demander des comptes. C’est, enfin, la formation de citoyens éclairés, exigeants, qui utilisent les outils à leur disposition pour s’informer, faire connaître leurs idées, en débattre, manifester leurs exigences. Protéger, en somme, la démocratie contre ses propres démons.