samedi 19 mars 2011

Comprendre la pauvreté : de John Rawls à Amartya Sen

La mesure statistique de la pauvreté repose largement sur une approche avant tout monétaire. Est « pauvre » celui dont le revenu est inférieur à 50 % (seuil français) ou 60 % (Eurostat) du revenu médian de son pays ; ou qui touche un revenu inférieur à 1,25 $ par jour (seuil de pauvreté absolue utilisé par la Banque Mondiale). Si cette méthode a l’avantage d’être lisible rapidement et de permettre, dans une certaine mesure, des comparaisons internationales, elle masque l’étendue des facteurs qui permettent de caractériser la pauvreté.


John Rawls : la liberté égale pour tous et l’indice des biens premiers

Avec la sortie, en 1971, de la première édition de Théorie de la justice1, l’analyse de la pauvreté a connu un profond bouleversement. La pauvreté n’est pas simplement, souligne Rawls, un problème financier : elle engendre une inégale liberté. La justice, suivant Rawls, impose que chacun jouisse du même ensemble de « libertés de base égales pour tous », et, ajoute-t-il encore, compatible avec le même ensemble de libertés pour tous les autres. Il fait reposer ce principe sur l’hypothèse du « voile d’ignorance » dans la « position originelle », situation fictive dans laquelle les partenaires sociaux ont à décider des principes de justice qu’ils adopteront, sachant qu’ils ignorent quelle place ils occuperont dans la société et quel sera leur projet de vie. Ils peuvent, de fait, se retrouver dans la situation du plus désavantagé ; la meilleure stratégie à adopter sous le « voile d’ignorance » est alors une stratégie « maximin » : le maximum pour ceux qui ont le minimum. Ainsi, quelle que soit leur place dans la société, et quel que soit leur « projet rationnel de vie », ils seront en mesure d’accomplir ce projet, sans être entravés, soit par leurs désavantages matériels, soit par une inégale liberté. La réciproque est vraie, et Rawls insiste longuement sur ce point dans le cours de l’ouvrage : les partenaires, une fois levé le voile d’ignorance, ne sont pas non plus en droit d’entraver la liberté des autres.

Rawls suggère, pour garantir à chaque membre de la société l’exercice effectif de sa liberté, de former un « indice des biens premiers », qui comprend les biens qu’il serait rationnel de désirer, quelque place qu’on occupe en réalité dans la société ; autrement dit des biens qui permettent d’exercer sa liberté, que l’on soit dans la position la plus avantagée ou la plus désavantagée. La justice est, dans l’ensemble, fondée sur cette conception égalitariste de la liberté, mais n’est pas exclusive de certaines inégalités économiques. Plus précisément, peuvent être admises les inégalités de revenu qui améliorent la position des plus désavantagés. Rawls appuie cette conception, souvent mal comprise, sur une courbe d’indifférence horizontale.



Sur ce graphique, X1 représente le revenu de l’individu représentatif du groupe le plus avantagé, X2 le revenu de l’individu représentatif groupe le plus désavantagé ; la courbe E représente une répartition strictement égale du revenu. Les courbes d’indifférence sont horizontales, car, dans la position originelle, du fait que les partenaires ignorent leur position dans la société, ils sont indifférents au niveau de revenu des plus avantagés dès lors que le niveau de revenu des plus désavantagés ne varie pas ; la partie supérieure des courbes d’indifférence n’est pas représentée car elle correspondrait à une situation contradictoire où le revenu des plus désavantagés serait supérieur au revenu des plus avantagés.

La courbe de répartition du revenu correspond à un ensemble de répartitions possibles en fonction de l’allocation totale (qui correspond, dans cette perspective, au revenu national). Dès lors que l’on pose que les inégalités de revenu ne sont acceptables que pour autant qu’elles améliorent la situation des plus désavantagés, seule la partie croissante de la courbe de répartition est acceptable dans la position originelle, car l’augmentation du revenu des plus avantagés s’accompagne de l’augmentation du revenu des plus désavantagés. L’optimum est atteint lorsqu’aucune modification de la répartition ne pourra plus apporter d’avantage supérieur aux plus désavantagés (la partie décroissante de la courbe de répartition correspond à une situation où l’augmentation du revenu des plus avantagés correspond à une perte pour les plus désavantagés, donc à un accroissement inacceptable des inégalités). La « structure de base » de la société doit de fait, suivant Rawls, reposer sur un certain égalitarisme. C’est l’indice des biens premiers qui définit, pour Rawls, les conditions essentielles de l’égalité de base.


L’égalité des capabilités de base selon Amartya Sen

Le défaut de l’indice des biens premiers, relève Sen dans son essai « Quelle égalité ? »2, est qu’il ne tient pas compte, par construction, des circonstances particulières. Rawls ne traite pas, en particulier, la question des handicapés, ni ne prend en compte le climat, alors que précisément, dans cette optique, l’indice des biens premiers devrait inclure le chauffage du logement dans un pays froid où à l’hiver rigoureux. Sen a développé, aux côtés de Martha Nussbaum, et en se fondant sur une lecture critique de Rawls, l’approche des « capabilités ». La pauvreté apparaît alors, non pas simplement comme un problème financier, mais comme un problème global. Est pauvre celui qui est dénué des capabilités de base, lesquelles dépendent plus étroitement que l’indice des biens premiers des circonstances réelles de la vie des personnes. Cette approche permet de dépasser la mesure monétaire de la pauvreté, en y incluant par exemple l’accès à l’éducation (en particulier pour les filles, qui souffrent bien plus d’illettrisme et fréquentent moins l’école que les garçons dans les pays pauvres), à l’eau potable, les conditions sanitaires. C’est sur cette base que Sen a développé l’indice de développement humain (IDH), dont la version courante, utilisée par les économistes contemporains, combine PIB, niveau d’éducation (taux d’alphabétisation et taux brut de scolarisation) et espérance de vie.

La mesure de l’IDH repose, plus précisément, sur le calcul suivant :






Avec A l’indice de longévité, D l’indice de niveau d’éducation et E l’indice de niveau de vie, dont les formules sont respectivement :








Avec EV l’espérance de vie, comprise entre 25 et 85 ans ; TA le taux brut d’alphabétisation, compris entre 0 et 100 % (entre 0 et 1), et TBS le taux brut de scolarisation. Chaque indice varie entre 0 et 1 ; l’IDH varie donc entre 0 et 1.

Le défaut principal de cet indice est qu’il n’inclut pas les écarts réels de revenu et de richesse (il ne prend en compte que le PIB), ni les écarts de scolarisation entre garçons et filles. Esther Duflo relève dans Le développement humain (Seuil/La République des Idées, Paris, 2009) que, qui plus est, dans certains États de l’Inde, les enfants, bien que scolarisés, ne savent pas toujours lire. Il n’en demeure pas moins qu’il permet de saisir la pauvreté plus largement que la seule mesure monétaire, et qu’il insiste sur les relations qui existent entre les différents aspects de la pauvreté : conditions sanitaires et sociales (la longévité est corrélée à l’accès aux soins médicaux et hospitaliers, mais aussi à l’accès à l’eau potable et à une nourriture saine en quantité suffisante) ; niveau d’éducation, avec les implications que cela a sur l’accès à l’information (journaux, livres), la participation politique et les possibilités économiques ; mesure brute de la richesse.

1 Édition française : Seuil/Points, Paris, 2007.
2 Dans Éthique et économie, Puf, Paris, 2009.