samedi 3 décembre 2011

Pauvreté: de quoi parle-t-on?

Laurent Jeanneau note, dans la dernière livraison d’Alternatives Économiques (308, décembre 2011, p. 32-33), que « le ministère des Solidarités et de la Cohésion sociale et l'Insee annoncent des chiffres diamétralement opposés » sur l’évolution de la pauvreté en France. Ces chiffres, diffusés au public, reflètent dans le même temps des approches théoriques différentes. Je ne discute pas ici des chiffres eux-mêmes, mais des diverses manières de les produire, c’est-à-dire des théories de la pauvreté qui les sous-tendent.

Deux axes de mesure
Lorsque l’on parle de pauvreté, il faut distinguer deux axes théoriques : (1) l’objet de la mesure, (2) sa méthode. Être pauvre, c’est être pauvre dans une certaine dimension : pauvreté monétaire, manque d’accès à certains biens et services fondamentaux comme l’eau potable ou l’électricité, difficulté à s’insérer sur le marché du travail, etc. Mais il faut encore déterminer une méthode pour évaluer la pauvreté. Combien y a-t-il de pauvres ? Dans quelle mesure les pauvres sont-ils pauvres ? Comment la pauvreté est-elle répartie entre les pauvres ?
Toute mesure de la pauvreté doit s’appuyer sur ces deux aspects : lorsqu’un gouvernement annonce qu’il y a 8 millions, ou 5 millions, ou 12 % de pauvres, il faut « gratter l’écorce » pour saisir ce à quoi renvoient ces chiffres. Le plus souvent, c’est à la pauvreté monétaire relative, c’est-à-dire que l’objet de la mesure est la richesse dont disposent les personnes, et que l’on mesure le niveau de pauvreté à partir d’un seuil, déterminé d’après le niveau de revenu médian dans la population.

La méthode : comment on mesure
Lorsque l’on annonce qu’il y a 5 millions, ou 8 millions, ou 12 % de pauvres dans une population, on fait un décompte (headcount), c’est-à-dire qu’on mesure la pauvreté d’après le nombre de personnes pauvres, indépendamment du niveau de pauvreté de chaque personne. On mesure donc le nombre de personnes situées sous le seuil de pauvreté. Formellement, avec une distribution Y(y1, y2... yn) et un seuil de pauvreté z, on compte le nombre de personnes pour lesquelles yi‹z. Par exemple, avec Y(5,6,8,11,15,20,27,36,48,63,81) et z=12, on compte quatre personnes qui gagnent moins de 12 dans Y, soit 36,4 % de pauvreté.
Mais une telle mesure pose problème, car elle ne dit pas dans quelle mesure ces quatre personnes sont pauvres. La personne qui gagne 5 se retrouve dans la même catégorie que la personne qui gagne 11, alors que, selon toute vraisemblance, elle est dans une situation bien plus grave. Plus problématique encore, une telle mesure fournit une incitation, pour les gouvernements, à orienter leur politique vers les moins pauvres, ceux les plus susceptibles de passer au-dessus du seuil. Imaginons que le gouvernement effectue un transfert fiscal, de telle sorte que la distribution est modifiée et devient Y(4,5,8,13,15,20,27,36,48,63,81). Le seuil z reste inchangé, et la nouvelle mesure de la pauvreté indiquera que « seulement » trois personnes sont pauvres, soit 27,3 %. Problème : le transfert a pénalisé les plus pauvres de la distribution, de telle sorte que leur situation s’est détériorée.
Le transfert pourrait aussi affecter les plus riches, ceux qui gagnent 63 ou 81 dans la distribution initiale, et viser les moins pauvres, ceux qui gagnent 8 et 11. De nouveau, le nombre de pauvres diminuerait, mais les plus pauvres ne verraient pas leur situation s’améliorer. Enfin, le transfert pourrait être tel que toutes les personnes pauvres se retrouvent au même niveau, et gagnent 11, de telle sorte que la majorité d’entre elles verraient leur situation s’améliorer, sans que la mesure de la pauvreté s’en trouve changée.
Il faut donc envisager d’autres types de mesure, qui permettent d’évaluer le degré de pauvreté des pauvres, c’est-à-dire l’écart moyen entre z et les yi des pauvres, et la distribution de la pauvreté parmi les pauvres, c’est-à-dire le degré d’inégalité entre les plus pauvres et les moins pauvres. Il ne faut pas perdre de vue que le terme générique de pauvreté désigne des situations très différentes : même en termes strictement monétaires, il vaut mieux, en général, gagner de l’ordre de 800 € mensuels que subir une situation de misère extrême.
On comprend intuitivement qu’une mesure pertinente de la pauvreté doit respecter certains critères : elle doit, par exemple, indiquer une diminution du taux de pauvreté si la situation de tous les pauvres est améliorée, être « anonyme », c’est-à-dire que seule la distribution Y(y1, y2... yn) compte, et non qui en particulier est désigné par 1, 2... n. Plus formellement, les économistes retiennent une série de critères fondamentaux.
Une « bonne » mesure de la pauvreté doit respecter des critères de :
  1. Symétrie : Y(2,4) et Y(4,2) doivent fournir la même mesure de pauvreté.
  2. Invariance par réplication : (2,4) et (2,2,4,4) doivent fournir la même mesure de pauvreté (en pourcentage).
  3. Invariance à l’échelle : si l’on passe de (2,4) à (4,8), tandis que z est modifié dans les mêmes proportions, le niveau de pauvreté ne changera pas.
  4. Focalisation : lorsque l’on mesure la pauvreté, il faut s’intéresser à la situation des pauvres, et uniquement à elle. Si z=10 et que l’on a Y(5,6,12), on doit s’intéresser uniquement à la situation des personnes qui sont en-dessous du seuil, même si la situation des personnes au-dessus du seuil est changée.
  5. Monotonie : si le revenu ou la richesse d’une personne pauvre diminue, la mesure doit indiquer une hausse de la pauvreté, et réciproquement.
  6. Respect du principe de transfert : si l’on opère un transfert d'une personne pauvre à une autre qui améliore la situation de la plus désavantagée, la mesure de la pauvreté doit indiquer une diminution de la pauvreté ; et inversement, si l’on opère un transfert qui améliore la situation de la personne la moins désavantagée au détriment de la plus désavantagée, la mesure doit indiquer un accroissement de la pauvreté.
  7. Cohérence dans les sous-ensembles : si, à l’intérieur d’un sous-ensemble quelconque de la population, le niveau de pauvreté diminue, toutes choses égales dans les autres sous-ensembles, le niveau de pauvreté de l’ensemble de la population doit diminuer, et réciproquement.
  8. Décomposabilité par addition : le niveau global de pauvreté doit être égal à la somme des niveaux de pauvreté de tous les sous-ensembles de la population, pondérés par le poids de chaque sous-ensemble dans la population.
Remarque sur les critères ensemblistes (7) et (8) : l’intersection de deux sous-ensembles doit être vide, c’est-à-dire qu’il n’existe personne qui se trouve à la fois dans le sous-ensemble A et dans le sous-ensemble B. Par exemple, si l’on divise la population entre personnes de 0 à 15 ans, de 16 à 25, de 26 à 59 et de 60 ans et plus, personne ne peut, à un même instant, se trouver dans deux sous-ensembles différents. En revanche, si l’on divise la population entre les hommes et les personnes de moins de 30 ans, les hommes de moins de 30 ans se trouveront à la fois dans le sous-ensemble « hommes » et dans le sous-ensemble « moins de 30 ans », de telle sorte que l’intersection des deux ne sera pas vide, ce qui fausse la mesure.
Le décompte, qui répond à la question du « combien » de pauvres il y a, peut violer les critères (5), (6), (7) et (8). Il violera le critère (5), de monotonie, car l’amélioration de la situation d’une personne pauvre ne se traduira pas par une diminution de la pauvreté mesurée si la personne reste pauvre, et réciproquement, la détérioration de la situation d’une personne pauvre ne se traduira pas par une hausse de la pauvreté mesurée. Il violera le critère de transfert (6), car un transfert qui ferait passer d’une distribution (4,8) dans la pauvreté à une distribution (5,7) ne modifiera pas la mesure du nombre de pauvres, bien que la situation de l’un d’entre eux se soit améliorée. Il violera les critères (7) et (8) si un sous-ensemble de la population voit sa situation s’améliorer, sans que le nombre de pauvres diminue.
Pour ces raisons, des mesures qui prennent en compte le niveau de pauvreté, et non simplement le fait d’être pauvre ou non, et la répartition de la pauvreté parmi les pauvres (entre les plus pauvres et les moins pauvres), ont été développées. Parmi ces mesures, le poverty gap mesure l’écart moyen entre les yi des pauvres et le seuil de pauvreté z, et le squared poverty gap mesure le degré d’inégalité parmi les pauvres. Le lecteur intéressé pourra, à profit, se plonger dans la littérature technique sur le sujet.

L’objet de la mesure : de quoi on manque lorsqu’on est pauvre
S’il est commun de mesurer la pauvreté en termes monétaires, c’est-à-dire que l’on est « pauvre » lorsqu’on touche, par exemple, moins de 954 € mensuels (seuil de pauvreté monétaire relative en France en 2009 pour une personne seule), une telle mesure est incomplète. Elle ne tient pas compte des dimensions non-monétaires de la pauvreté, telles que le défaut d’accès aux soins médicaux, à l’eau potable, à la culture (livres, DVD, etc.), ou encore de la pauvreté dans le travail (tâches répétitives, faiblesse des relations sociales sur le lieu de travail, etc.). Il est donc justifié de rechercher dans quelles dimensions on peut être pauvre, car il est vraisemblable que la situation d’une personne qui gagne 800 €, mais a accès (y compris d’un point de vue « géographique ») aux soins médicaux, à l’eau potable, etc., est meilleure que celle d’une personne qui gagne la même somme mais n’a pas accès aux soins médicaux. De même, une personne qui doit consacrer la majeure partie de son revenu à un loyer, ou à des dépenses incompressibles, sera sans doute plus pauvre qu’une personne qui paie un loyer très faible pour un logement comparable.
Là aussi, il existe différentes mesures, c’est-à-dire différentes propositions pour « enrichir » la notion de pauvreté en y intégrant des dimensions non-monétaires. L’indice multidimensionnel le plus courant est l’IDH (indice de développement humain), mais ce n’est pas à proprement parler un indice de pauvreté. Un indice comme l’IPH (indice de pauvreté humaine), calculé par le Pnud, est un indicateur de pauvreté à proprement parler. Citons aussi la méthode matricielle d’Alkire et Foster : la pauvreté est définie à partir d’une matrice qui intègre les dimensions en ligne, et les personnes en colonne. Une personne est pauvre si elle est en-dessous du seuil défini dans une, ou plusieurs, dimensions : partant de là, on peut définir un vecteur de pauvreté multidimensionnelle, qui permet d’effectuer un décompte (combien de pauvres), mais aussi d’évaluer le degré moyen de pauvreté et l’inégalité dans parmi les pauvres, selon la méthode utilisée à l’intérieur de la matrice initiale.
Pour aller plus loin
La référence la plus accessible (en anglais) est « Poverty and Inequality Measurement » par Sabina Alkire et Maria Emma De Santos, dans Deneulin (Séverine) et Shahani (Lila), An Introduction to the Human Development and Capability Approach (Londres : Earthscan, 2009). Ce chapitre est assorti d’une bibliographie assez riche et très utile. Plusieurs essais très intéressants ont été réunis dans Grusky (David) et Kanbur (Ravi), Poverty and Inequality (Stanford, CA : Stanford University Press, 2006).